Kierkegaard peut être considéré comme le père de l’existentialisme. Dans ce passage, il pointe de manière très claire son désappointement et dévoile ainsi les enjeux existentiels fondamentaux de tout individu.
C’est une sorte de cri fondamental de notre manque-à-être que l’on peut parfois ressentir de manière très vive.
C’est un texte exemplaire et un peu paroxystique de l’existentialisme.
Sartre reprendra cet état de « nausée » pour en faire son roman existentiel majeur, dans une filiation assumée.
« Mon muet confident !
Je suis à bout de vivre ; le monde me donne la nausée ; il est fade et n’a ni sel ni sens. Même si j’étais plus affamé que Pierrot, je ne voudrais pas me nourrir de l’explication que les hommes ont à donner.
Comme on plonge son doigt dans la terre pour reconnaître le pays où l’on est, de même j’enfonce mon doigt dans la vie : elle n’a l’odeur de rien.
Où suis-je ?
Le monde qu’est-ce que cela veut dire ? Que signifie ce mot ?
Qui m’a joué le tour de m’y jeter et de m’y laisser maintenant ?
Qui suis-je ?
Comment suis-je entré dans le monde ; pourquoi n’ais-je pas été consulté, pourquoi ne m’a-t-on pas mis au courant des us et coutumes, mais incorporé dans les rangs, comme si j’avais été acheté par un racoleur de garnison ?
A quel titre ai-je été intéressé à cette vaste entreprise qu’on appelle la réalité ?
Pourquoi faut-il que j’y sois intéressé ? N’est-ce pas une affaire libre ?
Et si je suis forcé de l’être, où est le directeur, que je lui fasse une observation ? Il n’y a pas de directeur ?
A qui dois-je adresser ma plainte ?
La vie est l’objet d’un débat : puis-je demander que mon avis soit pris en considération ?
Et s’il faut accepter la vie telle quelle est, ne vaudrait-il pas beaucoup mieux savoir comment elle est ?
Un trompeur : que signifie ce mot ? Ciceron ne dit-il pas qu’on en trouve un en posant la question : cui bono, à qui le profit ? Que chacun se demande, et je demande à chacun si j’ai tiré quelque profit de faire mon malheur et celui d’une jeune fille ?
Etre coupable qu’est-ce donc ? Une affaire de sorcellerie ? Ne sait-on pas exactement comment répondre ? Personne n’a envie de répondre ? Le problème n’est-il donc pas de la dernière importance pour tous les co-intéressés ?
Ma raison s’arrête, ou plutôt, je la quitte. Un moment je suis las abattu, et comme mort d’indifférence; le moment suivant, j’entre en fureur et je vais, désespéré, d’un bout du monde à l’autre, en quête d’un homme sur qui passer ma colère.
Tout ce qui est moi crie la contradiction.
De quelle manière suis-je devenu coupable ? Pourquoi suis-je donc appelé ainsi dans toutes les langues ?
Quelle lamentable invention que le langage humain disant une chose quand il en pense une autre ! »
In La Répétition